Charrette bien sûr ! Vendredi soir oblige. L'agence, sur un plateau partagé rue d'Enghien, dans le Xe arrondissement de la capitale, planche sur les plans du campus de Saclay. Malgré tout, Sophie Delhay s'accorde quelques minutes pour un long entretien.
Jeune, dynamique - elle parle, bouge, dessine, se recoiffe -, elle a tout pour séduire. Grande, brune, habillée d'un pantalon façon peau de serpent... Une fine vamp' qui, sourire aux lèvres, parle d'architecture et qui en parle bien.
«L'expérimentation est possible, y compris dans le logement», lance-t-elle. Les yeux écarquillés de son interlocuteur n'y feront rien. Elle préférera alimenter la surprise de plans, de coupes, de croquis. Et pour cause, loin de toute affabulation, l'affirmation trouve ses transpositions dans la réalité. Comme Sophie Delhay semble loin de tout lamento.
Le logement qu'elle imagine est libre, ouvert, flexible, dense, éminemment urbain. Chaque projet naît d'un «protocole». Elle évoque chiffres et mathématique. Tout est question de 'Rubik's Cube'. En a-t-elle déjà fini un ? Probablement pas, reconnaît-elle, mais l'imbrication des logements façon puzzle en trois dimensions pour ce projet non retenu à Rouen laisse imaginer un long casse-tête résolu avec maestria.
Fille du Nord, Sophie Delhay est issue d'une famille d'architectes.
Etudiante, elle regardait l'agence de ses parents se développer et travailler avec Rem Koolhaas au projet urbain d'Euralille et à celui, tout proche, de congrès-expo. La leçon a marqué les esprits.
«J'essaye toutefois de rester naïve», dit-elle. Retrouver la fraîcheur des premiers tracés est un exercice difficile.
«J'aime faire sans trop savoir que ce que j'imagine est impossible», reprend-elle.
Son diplôme, à mesure qu'elle y repense, est fondateur. «Tout y était déjà», sourit-elle. «Mon propos portait sur le logement expérimental. C'est un projet comprenant une seule 'méga pièce' qui permettait d'habiter de manière plus libre. Après tout, chacun mange de plus en plus à l'extérieur, emprunte ses livres à la bibliothèque... Les usages changent et le logement est débarrassé de certaines de ses fonctions. Alors, quelle est l’ultime intimité réservée au logement ? Le tout était conçu comme un volume capable ponctué de grottes béantes sur la ville», explique-t-elle. Sur le papier, elle dessine un schéma... Une sorte de gruyère en noir et blanc difficilement intelligible.
Ceci étant écrit, les belles intentions sont généralement pour les autres. Et pour Sophie Delhay ? «J'habite à deux pas», répond-elle. Une méga-caverne ? «Méga, certainement pas, nous sommes à Paris».
«J'ai une surface vitrée monstrueuse», reprend-elle. Le crayon s'agite sur la feuille et trace les contours d'un nouvel espace capable. En guise de logement, l'architecte vit dans un espace libre où quelques rideaux tiennent le rôle de cloison amovible. Toute en cohérence !
«J'adore le camping aussi !», dit-elle pour parfaire la liste. «Un cabanon sur la plage est pour moi une merveille : le plus petit au contact du plus grand, 20m² face à l'immensité, et le plaisir du plein air en plus. Voilà une situation que j'adore et que j'essaie d’offrir dans mes projets ; en d’autres termes, je cherche à échapper à l'emprise de l'échelle intermédiaire laquelle anéantit souvent le plaisir et la sensation d'habiter au-delà de son propre territoire», précise-t-elle.
L'architecture n'avait rien de l'évidence. «
Mes parents m'avaient suggéré de ne pas suivre le mouvement. Ce qui est interdit n'en est que plus désirable. Je me suis décidée pour des études d'architecture sans réellement me poser la question de la pertinence de ce choix», raconte-t-elle.
Sauf que, bien après le diplôme, après plusieurs passages en agence, la crise ! Celle de la quarantaine ? Toujours dix ans de moins, Sophie Delhay avait alors trois décennies révolues. «Je m'étais dit que le métier était trop difficile», se souvient-elle. Aussi, s'accorde-t-elle six mois de réflexion. Dans la balance, une interrogation : fleuriste ou danseuse ?
La danse... «Je n'étais finalement pas faite pour». Le tango est mis au placard. Il n'y a pas plus de magnolia que de rhododendron. En guise de fleur, des fruits et légumes qu'elle vend sur le marché de la place de la Bastille. Le plein air, enfin !
Un semestre plus tard, «physiquement lessivée», Sophie Delhay regrette l'absence d'acte politique dans sa vie car, tout compte fait, l'architecture est affaire d'engagement.
«Mon père m'appelle et me propose de candidater pour un projet de logements expérimentaux à Nantes. Nous avons répondu. Nous avons été retenus», dit-elle. Veni, vidi, vici.
Une coopérative d'architectes est alors née sous le nom de Boskop. «Nous voulions un nom en ‘coop' et, après tout, la pomme est l'objet du désir, n'est-ce pas ?». Ce désir d'architecture réunit père et fille ainsi que Laurent Zimny, David Lecomte et Franck Ghesquière, «des architectes lillois, collègues d'école».
En guise d'énoncé, une périphrase : «cinquante-cinq logements urbains, denses, individualisés, expérimentaux et innovants». «Grosso modo, autant d'adjectifs pour ne pas dire logements intermédiaires», traduit-elle.
«Nous avons alors imaginé une collection de pièces identiques, toutes ayant des dimensions inhabituelles. Il s'agissait de carrés de quatre mètres de côté», explique-t-elle. Ce pré-requis est justifié par «le difficile portrait de la famille contemporaine. L'habitant doit pouvoir créer son logement autant que l'architecte».
En plus de cette première originalité, le projet propose la création, ex-nihilo, de l'autre côté du jardin, d'une pièce supplémentaire, indépendante. «Avoir un ailleurs chez soi», dit-elle.
Plusieurs années après la livraison de l'opération, les uns ont, dans cette annexe, mis leur bureau, d'autres la chambre de l'adolescent ou encore la leur.
Sophie Delhay aime évoquer la situation de ce père divorcé qui y a installé son séjour. «Quand ma fille vient, on sort ensemble chez moi», cite-t-elle. L'étrange étrangeté exalte l'architecte.
Le projet, au regard du parcours, est de prime importance puisqu'il donne de l'innovation aux habitants et autant d'opportunités pour eux d'innover. «
Chacun réinvente sa manière de vivre. La question de l'habitat doit être fertile», revendique-t-elle.
Après Boskop, chacun est parti rejoindre ses pratiques. Direction Paris pour Sophie Delhay. «Qu'on y est bien même si nous travaillons et vivons dans des mouchoirs de poche !», sourit-elle.
2009 signe les débuts de l'agence : premier concours, premier projet. «Pour le coup, la question était posée de manière ordinaire», se souvient-elle. La réponse, originale, suscite l'enthousiasme de la maîtrise d'ouvrage et de la Ville. Le reste sera réflexions et batailles. In fine, la réalisation s'en retrouve victorieuse.
A l'origine du dessein, une question de l'architecte : «
Quel peut être le plaisir d'habiter la densité ?». La réponse épouse les contours d'espaces communs menant à un panorama sur le territoire lointain. «
Nous avons tissé un cheminement, une sorte de rue intérieure façon Le Corbusier qui, au contraire de la Cité Radieuse, ne s'organise pas par étage au coeur de l'immeuble mais selon une diagonale éclairée naturellement, reliant tous les niveaux».
Grâce au dispositif ainsi qu'à un ensemble de coursives, les logements sont tous traversants. Un «tube» lie une vaste séquence d'entrée - Sophie Delhay se refuse à la dénommer hall puisqu'elle peut autant servir de bureau que de salle de jeux - jusqu'au salon via une cuisine ouverte.
Lors de la phase de conception, l'architecte s'est plu à «visiter le projet pour le découvrir». «En général, nous prédisons le logement», reconnaît-elle.
35m² d'espace libre sont proposés ainsi à chaque étage. «En tout, voilà une pièce de 200m² ouverte à de nouveaux usages. Nous avons pour chaque niveau montré à travers des cartes d'identité du lieu la diversité des situations qui sont comme autant de configurations pouvant accueillir nombres d'usages partagés. Il peut tantôt servir pour une médiathèque itinérante, tantôt pour l'exposition des travaux d'artistes en résidence dans l'immeuble, tantôt pour une braderie», indique-t-elle.
Le dispositif a toutefois un coût : «ces espaces coûtent plus cher que des appartements. Il nous a fallu imaginer un système rationnel et ne proposer aucune cosmétique de façade. J'essaye, en général, d'échapper à cette question. L'immeuble tire naturellement sa beauté des usages qu'il génère», clame-t-elle.
Et si «chacun peut habiter quelque chose qui dépasse l'échelle de son logement», alors voilà qui est mieux. «Quand nous avons conçu, à Nantes, 275 pièces identiques, nous avons fait disparaître l'échelle intermédiaire du logement», indique-t-elle.
Autre exemple, à Firminy. Au pied de l'immeuble conçu par Le Corbusier, une longue barre haute de trois étages est promise à la destruction pour laisser place à trente logements individuels. En lieu d'une tabula rasa, Sophie Delhay se réapproprie l'existant.
La configuration d'origine est réinvestie pour laisser place à trente unités individuelles réparties sur plusieurs niveaux en décalé et toutes reliées ensemble à l'étage par une loggia collective menant à un ascenseur. «Cette opération est à la fois individuelle et collective», résume-t-elle. La confusion des genres n'est pas pour déplaire à l'architecte.
«J'aime l'imprévu. Il nous faut surprendre les habitants, les maîtrises d'ouvrage et nos propres habitudes. L'architecture est un degré d'ouverture qui est donné. En tant que concepteur, nous ne tenons pas toutes les clefs mais nous avons seulement la capacité de débuter une histoire», conclut-elle.
Et celle de Sophie Delhay de débuter.
Jean-Philippe Hugron